dimanche 18 janvier 2015

Ennemi intérieur


L'une des caractéristiques les plus saillantes de notre establishment progressiste est qu'il laisse l'impression d'être en permanence au bord du point de rupture, tout en manifestant en fin de compte une résilience remarquable aux événements. Les discours des élites politiques et intellectuelles traduisent en général une conviction sincère que le monde occidental est perpétuellement sur le point d'être débordé sur sa droite par une légion de nationalistes racistes, conservateurs et religieux.

Cette perspective entretient l'idée que le système démocratique universaliste en vigueur est le seul rempart contre un retour des heures les plus sombres du fascisme, qui pourrait survenir à tout instant sans une vigilance constante. Vous ne voudriez tout de même pas encourager une perspective aussi sinistre, camarade. A tout prendre, la démocratie moderne est imparfaite, les islamistes 
radicaux nous posent des problèmes, mais tout cela vaut toujours mieux qu'un régime autoritaire raciste administré par le FN, n'est-ce pas?

Or, l'insatisfaction du public augmente de manière consistante ces dernières années, devant l'incapacité de plus en plus évidente des politiques publiques à faire face à la situation économique et sociale. 
L'éclatement de la bulle des subprimes en 2008 et ses conséquences ont marqué un tournant définitif dans l'assombrissement des perspectives des classes moyennes occidentales. Une bonne partie de la population, surtout urbaine, est en proie au sentiment d'insécurité.
L'absence de solutions se faisant douloureuse, la population achète de moins en moins facilement les discours lénifiants d'une classe dirigeante contrainte de consentir des efforts toujours plus grands pour accéder et se maintenir au pouvoir. 


On assiste dès lors à une poussée significative des partis nationalistes en Europe. Des idées qui il y a une décennie n'étaient portées que par quelques réactionnaires marginaux sont apparues dans les médias ces dernières années. Les sondages renforcent l'impression que le bouleversement tant redouté est possible. Marine Le Pen est en tête des intentions de vote à la présidentielle, et
d'inquiétantes tendances viennent régulièrement confirmer la sensation que les Français méditent de sombres desseins derrière leur porte close - raison pour laquelle il importe d'intensifier leur surveillance.

Nos amis universalistes jouent ainsi à se faire peur avec le spectre d'un retour imminent du fascisme qu'ils n'en finissent pas de conjurer. 


Ce n'est pourtant pas près d'arriver. Mettons-nous en situation un instant. Si Marine Le Pen gagnait soudain l'élection présidentielle, qu'arriverait-il? Le FN se retrouverait-il en possession des leviers du pouvoir? Obtiendrait-il la majorité à l'assemblée, avant de clouer le cercueil du pays à coups de lois racistes établissant un apartheid
de jure? Vous y croyez, vous? Moi, pas tellement. Je crois plutôt que le pays ferait face à une situation insurrectionnelle avant que le Front National ait pu faire passer la plus petite loi restrictive sur l'immigration. C'est du reste probablement ce qu'espèrent certains responsables politiques maintenus à la marge par le système actuel, mais c'est un autre sujet.

Le fait est que les partis qui se situent en-dehors du système auraient bien du mal à administrer le pays ; ils ont déjà du mal à se joindre à une manifestation d'unité nationale, et leur absence de conformité au credo universaliste est une raison suffisante pour qu'une part importante de l'appareil d'Etat juge légitime un refus de collaborer le cas échéant. Marine Le Pen pourrait sans doute remettre en question certaines règles de la représentation politique au travers d'une crise institutionnelle, mais elle ne menace pas les leviers existants du pouvoir. 


Face à l'instabilité grandissante de la situation, beaucoup de gens à droite commencent néanmoins à nourrir des espoirs de changement. Si certains sont fantaisistes - disparition du multiculturalisme, remigration - beaucoup sont d'autant plus légitimes qu'ils ne semblent pas représenter des exigences insurmontables politiquement. La plupart des gens n'ont que des ambitions a priori raisonnables : éclaircissement des perspectives économiques, restriction de l'immigration, retour de l'ordre via une application plus stricte de la loi pour les criminels. Tou
t cela devrait pouvoir être atteint dans le cadre du processus normal de la démocratie... non?

Mais ces revendications ne semblent pourtant pas se rapprocher d'une concrétisation. Malgré l'urgence à les mettre en oeuvre, aucune des réformes requises ne se profile à l'horizon, essentiellement 
car ceux qui les espèrent méconnaissent les mécanismes de fonctionnement du pouvoir moderne - en supposant par exemple qu'il appartient encore aux responsables politiques ou que les rapports de force idéologiques ont quelque chose d'équilibré - et sous-estiment la résilience de l'élite universaliste qui le détient. 

Les réactionnaires tentés de croire qu'un r
enouveau est imminent, que le peuple de droite va se lever et balayer l'idéologie progressiste qui règne sur la civilisation occidentale, se retrouvent peu à peu dans une position comparable à celle des communistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, qui pensaient que la classe ouvrière internationale allait se lever et renverser les capitalistes.

Faute de tirer les bons constats sur la force de l'adversaire, ils s'accrocheront à un fantôme qui n'est que le reflet de celui de l'éternel retour du fascisme que leur brandit la Cathédrale pour les tenir en respect. 

2 commentaires:

  1. Je suis en grande partie d'accord avec ce constat. Il ne me semble cependant pas tout à fait impossible que certains courants de pensée, s'ils se développent et s'ancrent, puissent marginalement influencer jusque et y compris les options de "l'élite universaliste" qui a tout de même besoin d'un minimum de soutien pour continuer à exercer son pouvoir. Sinon, il ne reste plus qu'à se taire en attendant la mort.

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  2. Pour se maintenir debout un système idéologique ou une dictature "big brother" a besoin d'un ennemi. Réel ou supposé. Les réactions aux attentats étaient édifiantes. Ce qui consternait beaucoup de progressistes c'était plus la possible montée du FN que l'islamisme radical. J'ai même entendu que l'intolérance était partout parce que n'avez-t-on pas vu des cathos défiler dans la rue pour protester contre le mariage pour tous.

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